La nuit avait été pluvieuse, une lourde pluie tropicale qui laissait paraître un petit matin blême et brumeux. La chaleur ajoutait au malaise que ressentait Anne, l’humidité ambiante lui creusait des rigoles de sueur entre les omoplates. Depuis deux jours déjà, l’électricité avait été coupée en privant toute la maison d’une climatisation bienfaisante. On étouffait littéralement, Anne n’avait pas fermé l’œil de la nuit entre peur et angoisse de la chaleur ajoutant à sa nervosité, sa respiration était tremblante et saccadée.
Cela faisait maintenant deux années pleines qu’elle et son mari avaient débarqué dans ce Congo instable, pour le compte d’une compagnie pétrolière qui payait bien certes, mais ne mesurait pas toujours le danger qu’elle faisait courir à ses employés, pour la plupart des ressortissants européens ou américains qu’elle lâchait ainsi en pleine brousse.
Cette fois, le coup d’État avait éclaté sans aucune prémisse, les jeunes officiers aux dents longues et sans aucun scrupule réclamaient leur part du gâteau pétrolier avec une violence qui avait surpris tous les observateurs trop contents de fuir le plus rapidement possible ces lieux où des crimes se perpétraient à chaque instant sans qu’aucune autorité ne puisse endiguer le flot de ces violences. Des cadavres jonchaient les rues et une odeur de mort planait sur la ville comme morte. Seuls les cris des oiseaux étaient perceptibles et puis de temps à autre des rafales d’armes légères et des bruits sourds d’armes lourdes, des explosions lointaines ou rapprochées selon le mouvement des protagonistes.
Pendant deux jours, l’aéroport avait été pris d’assaut par des hordes d’Européens paniqués qui fuyaient les mains vides n’ayant que leurs vêtements pour toute richesse. Et puis brutalement, des hommes en armes avaient fermé les accès à la seule possibilité de fuite de toute cette faune composite prise au piège de l’Afrique violente.
Des jeunes armés descendus de la campagne semaient la terreur en ville, tuant, pillant, violant, semant la désolation sur leur passage. Dans les rues des scènes atroces succédaient les unes aux autres, des européens à genoux les bras en l’air, une arme pointée sur la tempe suppliants, leurs bourreaux de leur laisser la vie pendant que les valises étaient jetées à terre, leur contenu promptement dispersé. Les femmes étaient systématiquement violées, à même le capot des 4×4 par des noirs hystériques hurlants et titubants sous l’action d’alcool et de drogues. L’âge de leurs victimes leur importait peu et tout ce qui avait plus de huit ans et moins de soixante-quinze ans devait satisfaire leurs vices. La plupart du temps, ces scènes se terminaient par une balle dans la nuque des hommes pendant que les femmes étaient emmenées dans les camions.
Anne frissonna malgré la chaleur moite qui l’enveloppait comme un manteau d’hiver. Dehors devant la villa, elle pouvait entendre distinctement les cris des miliciens qui toute la nuit avaient parlé et bu. De temps à autre, ils tiraient en l’air en poussant des cris et des rires hystériques mettant à rude épreuve les nerfs de la jeune femme tapie dans sa maison. Elle s’approcha prudemment de la fenêtre et dans l’ombre elle jeta un rapide coup d’œil dehors. Pour l’instant ils n’avaient pas franchi le portail de la villa, les boys les avaient dissuadés de le faire, mais jusqu’à quand les boys resteraient-ils fidèles à leurs maîtres ? Ils savaient que la maison recelait des richesses qui appartenaient aux blancs, quoi de plus tentant. Les miliciens exigeraient vraisemblablement leur part de butin à un moment ou à un autre, ça, Anne en était intimement persuadée. Elle avait une confiance limitée en son personnel et cela ajoutait à son angoisse.
Dès le début des événements, son mari était parti pour l’ambassade chercher du secours, la laissant sous la surveillance du personnel et assurant qu’il serait vite de retour avec une protection. Cela faisait deux jours déjà, bien sûr il avait pu téléphoner le premier jour pour l’assurer que tout allait bien, mais il était bloqué dans le bâtiment. Et puis plus rien, le téléphone s’était tu et la peur s’était installée petit à petit.
Anne recula dans l’ombre, s’assit sur le lit et essuya machinalement la sueur qui envahissait son front. Elle était anéantie par la tournure prise par des événements auxquels elle n’était absolument pas préparée. Elle se maudit de s’être laissé entraîner dans cette entreprise, l’appât du gain bien sûr, le fric à se faire comme disait son mari, mais il y avait aussi cette impréparation criminelle de la part de l’entreprise, un amateurisme qui la mettait au bord des larmes quand elle imaginait les dangers qui la menaçaient. Elle sanglota au bord du lit pendant un long moment. Paradoxalement, cela la remonta un peu. Plus tard, elle entendit des pas dans l’escalier et la porte s’ouvrit doucement. Elle vit apparaître la tête crépue d’Amadou qui la salua. Il avança dans la pièce, il tenait un plateau où il avait mis une tasse de café, une biscotte et une mangue. « C’est tout ce qui reste madame » dit le noir en déposant le plateau sur le lit. Anne le remercia et demanda des nouvelles du dehors.
« Ils sont toujours devant la maison madame »
« Que veulent-ils ? »
« Ils veulent entrer madame, mais on leur a dit que le monsieur allait revenir avec des soldats »
« Si c’est de l’argent qu’ils veulent, je peux… »
Amadou hocha la tête en la regardant dans les yeux. « Non, madame, restez bien cachée et laissez-nous faire. »
Anne a compris à demi-mot ce qu’Amadou signifiait. Elle se mit à trembler assise sur le lit et les larmes affluèrent à ses yeux.
Amadou s’approcha et posa sa main sur son épaule « Ne pleurez pas madame, nous allons faire ce qu’il faut. »
Ne sachant plus trop quoi faire, le noir tourna les talons, jeta un dernier regard à Anne et parti. À nouveau seule, elle essaya de se reprendre et s’efforça de boire le café et de manger la biscotte. Elle laissa la mangue et essaya de réfléchir à sa situation. Pouvait-elle tenter une sortie ? Pour aller où ? Retrouver son mari ? Où était-il à cette heure, encore à l’ambassade ? Pouvait-elle prendre le risque de circuler dans cette ville à feu et à sang ? Toutes les réponses qu’elle pouvait se faire à elle-même étaient négatives et approfondissaient son désespoir, elle était dans cette chambre prisonnière, seule face à la monstruosité et la barbarie.
La journée fut longue, ponctuée de cris dehors, de coups de feu d’intimidation. Les miliciens devenaient à chaque instant plus pressants, le ton montait entre les boys et les jeunes gens armés qui faisaient le pied de grue devant la porte. Anne sentit la nervosité montante de son personnel, à plusieurs reprises elle s’était prudemment approchée de la fenêtre et avait regardé le jardin. Les hommes étaient regroupés près du portail et discutaient de façon de plus en plus véhémente à grand renfort de gestes et de mimiques. Elle considéra le grand portail métallique et se demanda jusqu’à quand ils le tiendraient clos.
Les heures étaient interminables, le ciel toujours chargé de nuages menaçants et l’atmosphère irrespirable. Sous le toit de tôle, Anne souffrait le martyre baignant dans une sueur acide sans pouvoir même prendre une douche qui aurait révélé sa présence. Elle tira quand même un peu d’eau dont elle imbiba une serviette et se lava sommairement.
Le jour s’étira et la pénombre du soir vint enfin, mais Anne se demandait de quoi demain serait fait. La nuit africaine ranima des fantasmes de peurs affreuses qui la laissèrent paralysée sur le lit. Comme la nuit précédente, Anne ne dormit pas, elle resta allongée les yeux fixant le plafond. Les cris au-dehors s’étaient tus, Anne ne s’en rendit pas compte tout de suite, mais peu à peu cette réalité la pénétra petit à petit. Elle se leva et s’approcha de la fenêtre, elle ne vit rien dans la nuit, pas une ombre, pas un bruissement qui aurait révélé une présence. Elle regarda mieux ses yeux s’habituant à l’obscurité et vit que le jardin était vide. Elle paniqua soudain, où était le personnel, Amadou et les autres ?
Elle se sentit vidée de toute substance, ses jambes plièrent sous elle et prenant appui sur le mur, le souffle court, elle intégra cette évidence, ils avaient pris la fuite.
Ses dents se mirent à claquer, ses mains tremblaient, elle gémit malgré elle cherchant dans le noir une sortie qui n’existait que dans sa peur panique.
Anne tomba et perdit connaissance.
*
Des coups de feu, des cris, des hurlements, des coups portés sur de la ferraille qui cède, Anne ouvrit les yeux et instantanément pris conscience de ce qui se passait. Sa joue contre le bois du plancher, elle resta immobile, vivant avec une acuité toute particulière la progression des insurgés dans la propriété. Elle sentait leurs pas dans le jardin quand ils approchaient la piscine. Elle sentit bien que certains avaient contourné la maison et entraient dans l’office réservé au personnel. Il y eut un bruit de vaisselle renversée qui la fit sursauter, puis des éclats de voix.
Anne se redressa en proie à la panique la plus totale, dans la nuit elle chercha du regard une possible fuite, mais ses yeux ne rencontrèrent que les murs de la chambre. Folle de peur elle rampa jusque sous le lit et se fit aussi petite que possible. Curieusement, elle retrouva un semblant de sérénité et tendit l’oreille vers le danger qui se précisait.
La porte de la villa céda dans un bruit affreux de bois torturé. Le battant claqua brutalement contre le mur. Il y eut des pas précipités dans tout le rez-de-chaussée, des chuchotis, des choses que l’on dérange, qu’on emporte, des rires nerveux en cascade. Ils prenaient confiance en eux, se rendaient bien compte que la maison était vide et livrée à tous les pillages possibles.
Un instant, Anne eut l’espoir qu’ils en restent là, qu’ils prennent tout ce qu’ils voulaient et qu’ils s’en aillent. Elle entendait des conversations dans le jardin, un camion manœuvrait, on le chargeait, des éclats de voix encore, des meubles que l’on tire ou qu’on pousse.


